mercredi 17 juin 2015

Une vie humaine, est-ce une vie gouvernée par la raison?

Bon, je ne ferai pas le coup à chaque fois, parce qu'à un moment donné, on s'en fout de tes disserts! Mais voilà, là j'ai eu 16 quand même (hey! 16 à une dissert' de philo, t'y crois toi? Je ne savais même pas que c'était possible), alors je partage.

L'étude de l'histoire humaine montre une rupture entre l'état animal et celui d'Homme: le développement d'une culture, témoigné par la mise en place de rites, d'un métapsychisme, des techniques, des arts,... sont autant de témoins de la spécificité humaine. Mais la véritable spécificité humaine, celle qui a rendu possible l'évolution de l'Homme, son détachement vis-à-vis de la nature, c'est la raison: la capacité de juger, de s'abstraire par la pensée. Il s'agit d'une capacité logique, calculatrice, que les Anciens pensaient devoir gouverner l'âme pour s'accomplir en tant qu'Homme. Pourtant, aujourd'hui, lorsqu'on décrit quelqu'un comme "très humain", cette qualité régère plutôt aux affects: il s'agit d'empathie, de générosité, de sollicitude. Qu'est alors qu'être humain? S'agit-il de mener une vie conforme à la droite raison ou au contraire d'être à l'écoute des émotions?
Une vie humaine, est-ce une vie gouvernée par la raison?
La raison est ce qui distingue l'Homme de l'animal, aussi une vie humaine ne peut être être définie que comme soumise à la raison. Pourtant, la barbarie qui a connu son apothéose au XXe siècle témoigne d'un possible usage souvent qualifié d'inhumain de la raison. De ce point de vue, une vie humaine ne serait-elle pas plutôt affaire de raisonnabilité et non de rationalité?


Etre humain, c'est être doué de raison, la vie humaine est donc, par définition, régie par elle. L'Homme est défini négativement comme étant plus qu'un animal et moins qu'un dieu. Tandis que, comme l'exprime Rousseau, "la nature commande à l'animal, et l'animal obéit", l'Homme bénéficie d'une liberté qui lui autorise la perfectibilité. La nature de l'Homme, c'est justement de pouvoir se mettre à distance de la nature, ce qu'il fait concrètement par l'intermédiaire des techniques et des arts, et ce qui lui est possible par la raison. Le travail, concept purement humain, témoigne de cette capacité de distanciation: il implique la possibilité que l'Homme a de différer son désir, et de médiatiser sa satisfaction. L'Homme travaille pour gagner de l'argent, pour pouvoir obtenir ce qu'il souhaite, tandis que jamais deux souris n'ont été vus échangeant deux souris. L'Homme est, comme l'a défini Aristote, un "animal rationale", et c'est à ce titre que, selon lui, accomplir son humaine nature, c'est vivre selon les préceptes de la raison. Ainsi, chaque être a une fonction propre, un ergon, et être pleinement humain, c'est porter la partie rationnelle à l'excellence, ce qui correspond au bonheur. L'excellence de la partie rationnelle de l'âme humaine, c'est la sophia pour la partie théorétique, et la prudence pour la partie pratique. Plus précisément, le bonheur, qui est l'excellence de l'âme  humaine, c'est-à-dire la vie d'un homme accomplissant pleinement sa nature, réside dans la médiété, la modération des affects par la partie rationnelle. Il s'agit bien d'une harmonie, c'est pourquoi le terme de modération est important et ne doit pas être confondu avec la tempérance: le but est d'être en accord avec soi-même, avec sa nature, et le bonheur ne peut être atteint que par la vertu; être vertueux, c'est agir bien et être heureux de le faire, et non au terme d'un conflit interne. C'est donc par la vertu, c'est-à-dire lorsque les affects sont contrôlés par la raison, que l'homme accomplit sa nature. L'idée que le bonheur réside dans la vertu est courante de la pensée antique. Or, dans cette philosophie, le but est le bonheur et non la vertu, car c'est dans la vertu que l'Homme se réalise en tant qu'humain, et cette harmonie le rend heureux. Platon décrivait une âme tripartite, qui ne pouvait accéder au bonheur que lorsque chacun de ses constituants était à sa place et remplissait sa fonction propre: la partie logique, rationnelle, doit gouverner la partie concupiscible au moyen de la partie qui s'emporte: la tête gouverne le ventre grâce au coeur.
Cette idée que le bonheur découle de l'harmonie des parties constitutives de l'Homme provient de la certitude selon laquelle l'ordre et la paix dans un corps correspondent à la bonne santé. De ce fait, l'Homme ne peut vouloir que la justice, c'est-à-dire l'harmonie entre les parties, et l'injustice ne peut qu'être le fait de l'ignorance. Etre humain reviendrait donc à être gouverné par la raison, faculté spécifiquement humaine qui le distingue de l'animal et lui permettrait d'être pleinement heureux. Le bonheur est humain; il n'existe pas chez l'animal, aussi l'érection de bonheur comme but ultime de l'existence humaine, rendu conceptualisable et accessible par la raison, prend-il tout son sens. C'est parce que l'Homme est capable de se penser, de penser sa pensée, et de penser sa vie in abstracto, qu'il peut thématiser le bonheur. L'animal, trop proche de ses instincts et de la nature, en est incapable, et ses émotions correspondent à la douleur ou la joie; elles sont immédiates.
La perception du bonheur comme but de la vie humaine peut paraître très matérialiste, et finalement égoïste, car ce bonheur est individuel alors que l'Homme vie en société. Mais pour reprendre une analogie chère à Platon - celle du corps humain- si l'Homme est un organe dans un corps, le corps social, alors c'est bien par la santé de chacun de ses organes que le corps bénéficiera de la sienne. Une société composée d'hommes heureux et vertueux, chacun accomplissant sa fonction propre, sera harmonieuse et donc juste. Ainsi, en accomplissant sa fonction et sa nature, l'Homme contribue au bien-vivre de la société.
La raison qui gouverne, c'est donc l'expression de la nature humain et elle nécessite la connaissance pour discerner le bon du mal, le juste de l'injuste. C'est le but du philosophe: lutter contre la doxa pour accéder au vrai, se prémunir des préjugés et des opinions toutes faites pour éviter les erreurs de jugement, seules responsables de l'injustice. Mais cette injustice n'est-elle pas également le fait de la raison? Marc Aurèle considérait qu'il s'agissait d'une perversion de la raison; c'est parce qu'il y a erreur de jugement sur ce qu'il est bon de faire ou non qu'il y a confusion sur ce qu'il convient de faire. C'est par sa raison qu'il acquiert la liberté, et donc la responsabilité, et qu'il devient capable du pire.


L'Homme peut s'affranchir de la nature et devient par là libre d'employer sa raison comme il le souhaite. L'Homme seul peut être un être immoral: cela ne signifie pas qu'il ne possède pas de morale, ce qui est le cas pour l'animal qui peut alors être qualifié d'amoral, mais qu'il est capable d'en faire fi. Etre immoral nécessite la présence de la raison, une raison froide et calculatrice - cette même raison que Platon pensait devoir gouverner l'âme pour être vertueux. Mais alors que le XXe siècle devait consacrer la puissance de la pensée rationnelle, après que les Lumières ont fait de la raison une lueur pour sortir l'Humanité de l'obscurantisme religieux, il a été considéré comme le paroxysme de la barbarie. La raison a permis le développement scientifique et technique: la philosophie s'est posée en rupture avec le muthos dès sa naissance à Milet au VIe siècle avant JC, et a soutenu une recherche scientifique rigoureuse et méthodique pour accéder à une vérité supérieure. Mais le développement des arts et des techniques a permis des massacres à échelle mondiale, et la raison a prouvé qu'elle était aussi capable de haine. L'Homme est le seul être vivant capable de démesure; alors que l'animal obéit à la nature, la raison a donné à l'Homme la capacité de s'affranchir de certaines limites. Cette barbarie témoigne de l'inhumain - ce qui n'est pas humain dans l'humain. De fait, la folie est une pathologie de la raison: il faut être doué de raison pour que soit possible la mauvaise interprétation. Le fou qui prétend pouvoir s'accrocher au pinceau si on lui retire l'échelle a bien compris le principe de gravité, mais ne l'interprète pas de manière adéquate. Etre fou et être immoral nécessitent la raison, et cette spécificité humaine, censée nous guider vers la vertu, peut tout aussi bien mener au mal, qui est tout autant humain - car la morale, le jugement le sont.
Diogène décrivait l'Homme comme inférieure à l'animal et prônait le retour à la nature, l'autarcie: être de tous les désirs et de toutes les angoisses, il ne peut pas connaître le bonheur car il vit dans l'insatisfaction et la peur constantes. De ce fait, Diogène refusait les règles et les codes sociaux et ne reconnaissait de droits qu'à la nature. L'Homme, parce qu'il est doué de raison, s'est créé des désirs, des dépendances, que l'animal ne subit pas. En s'affranchissant de la nature, il s'est créé de nouvelles aliénation par l'attachement aux bien matériels, à une famille, une cité, une situation sociale, et par les lois. Ainsi, il désire toujours davantage et a peur de perdre ce qu'il possède.
Etre un homme, ce n'est pas être au-dessus de l'animal puisque la raison qui lui permet de s'élever peut tout aussi bien le faire chuter, le rendre dépendant ou immoral. Si le caractère doxique d'une affirmation tient davantage de l'impensé que du pensé, il s'agit toujours d'un opinion, d'une idée, ce qui ne peut être le fait que d'un être rationnel.
Mais la qualité rationnelle d'un individu, décrite comme calculatrice et froide, va de paire avec une partie pratique de la raison, à laquelle elle se trouve subordonnée, et qui nécessite son jugement car cette raison rationnelle ne peut rien fonder seule, pas même l'exigence de compter juste en calculant la somme de deux et deux; elle a besoin de la partie pratique de la raison, qui lui permet le raisonnement en situation.

Une raison purement logique est le fait d'une machine; la raison humaine ne se réduit pas à de simples algorithmes, elle est capable de se penser et a besoin de présupposés pour juger. Loin de régner sur les émotions, elle est en constant dialogue avec elles: elles la traversent et la guident, elle est écoutent les nie, les diffère. Ce sont elles qui lui donnent des informations pour lui permettre d'établir un jugement et elle ne pourrait rien fonder sans cela. Les valeurs, les notions de bien et de mal, de juste et d'injuste, ne pré-existent pas à l'Homme. C'est lui qui les a inventés, créés, instaurés, pour permettre la vie en société. Car l'animal politique qu'est l'Homme ne vit pas son union avec ses semblables comme une simple agréation mais au sein d'une société basée sur l'échange, le partage, le "vivre ensemble". Pour cela, des règles sont nécessaires - non pour assurée le respect de valeurs transcendantes et absolues, mais pour garantir la cohésion et la sécurité. La fable jusnaturaliste de Rousseau l'explique: il s'agissait de substituer au droit du plus fort le droit social, de manière à confirmer avec ses semblables le passage d'une potentia à une postestas. L'Homme perd en liberté ce qu'il gagne en sécurité. Ainsi, il fonde des règles pour permettre l'application de ce contrat, comme Rousseau l'explique dans le Contrat Social. Ces règles permettent d'instaurer une relative égalité, une certaine harmonie au sein de la société, et visent à sa cohésion, sa cohérence. C'est en cela que la politique humaine se distingue du groupe animal.
Mais pour instaurer ces règles, il faut tenir compte des émotions, des contingences, des situations, et non les nier. Cet aspect n'est compréhensible que par la partie pratique de la raison, qui ne se limite pas qu'à des calculs froids mais est capable d'empathie, de comprendre la joie et la peine, l'utilité et l'inutilité, l'angoisse et l'impatience. Par ce qu'il n'existe pas de valeurs absolues, les lois évoluent et doivent être régulièrement soumises à nouveau à l'examen; aucune société n'a encore pu fonder de cadre législatif idéal, où personne ne se sentirait lésé ni malheureux. Au cours des débats, différents spécialistes sont souvent invités, chacun exprimant son point de vue d'après son expérience et son intériorité particulières, car les points abordés n'ont pas souvent de réponses évidentes et son sujettes à polémique. Un excès d'émotivité est souvent considéré comme peu raisonnable, et il en est de même pour une rationalité sans affects, accusée bien souvent de perdre le sens des réalités. Dans les deux cas, le risque est de tomber dans le dogmatisme en étant trop sûr du bien fondé de son ressenti ou de la logique de son raisonnement.
De fait, la rationalisation, qui correspond à un mécanisme de défense psychique cherchant à tout fonder par la raison, ou le refoulement qui vise à faire taire ses émotions culpabilisantes non tolérables pour un surmoi parfois trop rigide, peuvent toutes deux conduire à un état psychique pathologique: le refoulement est le mécanisme de défense principal à l'oeuvre dans les névroses, et les affects refoulés reviennent douloureusement dans le symptôme.
La vie humaine revient donc à faire preuve de raison, mais tout en tenant compte de nos émotions. L'Homme n'est pas qu'un être détaché de la nature et défini par ce qui le distingue de l'animal: dans "animal rationale", l'animal est toujours bien présent, et l'humanisation doit être considérée comme une immanence. Être un homme, ce n'est pas nier l'animalité qui est en soi, bien au contraire; c'est la reconnaître, l'accepter, et l'impliquer dans le jugement, le raisonnement. La vie humain ne doit pas se comprendre comme le règle de l'animal sur la raison, ni de la raison sur l'animal, mais bien comme la dialectique entre des émotions inhérentes à un être vivant et sa spiritualité capable de se penser abstraitement. Par l'association des deux, l'Homme possède de nouvelles émotions, étrangères à l'animal: l'impatience, la colère, la sympathie, possibles parce qu'il est capable de différer ses désirs et de les penser, et ainsi capable d'anticiper et de s'abstraire spirituellement. C'est là qu'est né le langage: pour pouvoir exprimer ce que l'animal de ressent pas.
Pour vivre dans son monde, qui est politique, l'Homme doit donc conjuguer émotions et raison, les faire dialoguer, pour rester raisonnable selon les normes - sans pour autant perdre ses capacités criques, car il doit rester capable de juger ces normes: s'il a pu s'émanciper de certaines lois naturelles, il ne s'agit pas de s'aliéner aux lois sociales. S'il faut les respecter et les impliquer dans le raisonnement, ce n'est pas pour en accepter dogmatiquement la valeur inébranlable; le but est de les intégrer dans la pensée pour mieux les penser.


Le vie humaine se définit comme une vie dans laquelle raison et émotions dialoguent pour accorder logique et vie pratique. L'Homme, en tant qu'animal rationnel, doit allier les deux pour que s'exprime sa nature. L'humanisation est le résultat d'un processus de différenciation immanent, qui fait de lui un être à la fois sensible et capable de pensée réflexive. Pour se réaliser et vivre en accord avec lui-même et ses semblables, il doit faire preuve de raison, c'est-à-dire être raisonnable, et non froidement rationnel. Un excès d'émotions peut conduire à une instrumentalisation de la raison, et une froide rationalité à une incompréhension des réalités sociales; dans les deux cas, le risque est de mener à ce qui est qualifié de folie, d'immoralité, d'inhumanité.