jeudi 15 juin 2017

La désobéissance civile

Dans une société dont le néolibéralisme a assujetti toutes les sphères, où une violence banalisée envers les classes défavorisées a été progressivement acceptée, où nous sommes rendus complices d’une exploitation effrénée des hommes et de la Terre, il semble de plus en plus difficile d’espérer revenir en arrière. Des discours clivants d’une classe oligarchique qui désigne des coupables parmi les victimes aux choix médiatiques délibérément orientés, en passant par un enseignement qui célèbre les bienfaits de la mondialisation et présente l’économie libérale comme étant la seule viable, une forme de conditionnement intellectuel s’opère et tue dans l’œuf l’idée d’une rébellion. Les idéologies révolutionnaires et communistes sont dépeintes comme fondamentalement violentes et liberticides, tandis que l’idéal démocratique est présenté comme le seul régime respectueux des peuples et de leurs différences – régime fragile, pour lequel il a fallu se battre pendant des siècles, et qu’il est de notre devoir de protéger par tous les moyens. Ces moyens semblent être, selon l’idée que nous murmurent les discours majoritaires, la conformation à des schémas de vie, des émotions, et des idées normés - sous peine d’être socialement exclu – , l’acceptation d’une violence d’Etat qui ne dit pas son nom et se présente comme un légitime rempart contre d’autres violences, le vote – qui, de droit, est presque devenu un devoir citoyen dans l’imaginaire populaire. Mais quelle meilleure façon de nous ôter toutes nos libertés que de nous faire croire que nous sommes encore libres de décider, par ce biais ? Quelle meilleure façon de nous faire accepter cette violence que de nous immerger dedans, de nous construire en elle, de nous en rendre dépendants et complices, de nous amener à croire qu’elle est la seule voie possible ? Antonio Gramsci voyait dans le système éducatif  et dans la police des dispositifs nous apprenant et nous imposant l’obéissance. [1] Or, dans une organisation sociale et politique qui conduit les classes défavorisées à se soumettre aux intérêts  de la bourgeoisie jusqu’à considérer cet ordre des choses comme légitime et nécessaire, l’idéal démocratique semble bien loin : n’implique-t-il pas une forme de liberté intellectuelle ; ne demande-t-il pas, pour exister, que chaque citoyen soit impliqué dans la vie politique et puisse porter sur elle un jugement critique ? Car, disait Bakounine, ce qui « constitue aujourd’hui la puissance des Etats », « c’est la science » : « science de tromper et de diviser les masses populaires, afin de les maintenir toujours dans une ignorance solitaire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts, créer une puissance capable de les renverser ». [2] Peut-on considérer un tel système oligarchique comme démocratique ?
C’est donc une société qui contraint les hommes à se conformer à des normes subjectivement définies, qui impose des comportements et des schémas de vie, en leur exhibant ce qu’ils ont à perdre, et leur apprenant la résignation. Car, nous dit-elle, il est dans la nature humaine d’être individualiste, paresseux, batailleur. Mais que sait cette société de la nature humaine, elle qui oblige les hommes à nier leurs instincts, refouler leurs passions, pour entrer dans les moules qu’elle pré-fabrique ? Ne pouvons-nous pas plutôt, avec Marcuse, nous orienter vers une société non répressive favorisant l’éclosion des désirs, l’écoute de soi et de ses besoins fondamentaux ? [3] La société telle qu’elle est construite, et prétendument plus libertaire qu’elle n’a jamais été, n’empêche-t-elle pas plutôt l’épanouissement des hommes et leur engagement citoyen ? Car si la société nous contraint à refouler nos désirs, c’est pour nous en créer d’autres –autrement plus aliénants ; c’est pour nous attacher à une certaine idée d’un confort artificiellement défini, présenté comme fragile, et nous faire craindre de le perdre ; c’est pour faire durcir en nous nos pulsions de mort, qui se manifestent alors sous la forme de l’auto-destruction, de l’agression, ou de la destruction. [4] Par la normativation des discours et des comportements, qui exclue, la jugeant potentiellement menaçante, toute pensée jugée déviante, naît ce que Michel Foucault appelle le « racisme d’Etat », qu’il définit comme « un racisme interne, celui de la purification permanente, qui sera l’une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale. » : « la souveraineté de l’État en a fait ainsi l’impératif de la protection de la race, comme une alternative et un barrage à l’appel révolutionnaire, qui dérivait, lui-même, de ce vieux discours des luttes, des déchiffrements, des revendications et des promesses. » [5] L’Etat a donc pris à son compte, en le retournant, le discours de la lutte des races pour justifier le passage de la loi à la norme et construire un racisme centralisé justifiant et légalisant l’usage de la violence à des fins de protection de la société envers des menaces intérieures. Se prétendant neutre, notamment à travers l’appel à une exigence de laïcité, l’Etat s’octroie une fonction de régulateur : dans le but annoncé d’accueillir l’humanité dans sa diversité, il nie cette diversité par des mécanismes d’uniformisation.
 La société apparaît aujourd’hui, en vertu de son organisation et de ses mécanismes structurels, comme une violence faite au peuple – violence d’ordre économique, sociale, sexuelle, l’individu se retrouvant broyé dans une machine sociale qui place la rentabilité financière au-dessus des vies ; elle viole par-là ses devoirs fondamentaux de garant de l’égalité civile et naturelle, et ne semble plus avoir pour but le bonheur commun. Or, si l’on se réfère au 35e article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793,  "quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Ainsi, prenant acte de la violation, par l’Etat, d’un pacte social originel, sans le respect duquel il perd toute sa légitimité, il semble qu’il est de notre devoir citoyen de refuser – ne serait-ce que pour protéger ceux qui ne le sont plus et qui, chaque jour, souffrent ou meurent de cette violence.
Mais quelle forme peut, dès lors, prendre la révolte aujourd’hui ? Peut-on encore brandir les armes pour renverser un système politique que l’on juge indigne, alors même que la majorité semble l’avoir accepté, au point de renoncer à son être essentiel pour le défendre ? Ne s’agirait-il pas là d’une nouvelle violence, prodiguée envers un peuple qui s’est résigné et considère le système actuel comme le seul acceptable ? Au nom de quoi pouvons-nous imposer notre vision du monde et de la société, nous qui prétendons pourtant nous battre pour instaurer un monde plus juste et plus libre ?
Mais, dans le même temps, pouvons-nous nous contenter d’une désobéissance civile qui prendrait la forme de celle prônée par Thoreau, c’est-à-dire une résistance passive fondée sur le principe que « la seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que j’estime juste » ? [6] Faut-il dès lors essayer, pour un mouvement révolutionnaire, de se livrer à tentative de fusion avec le peuple, comme Bakounine le souhaitait, notamment par le biais d’une nouvelle éducation populaire ? Car Bakounine refusait toute légitimité historique à une avant-garde éclairée qui ferait du peuple de la « chair à libération » : si le parti révolutionnaire apporte au peuple les « formes de la vie », sa fusion avec le peuple lui redonnera vie en retour.


Bibliographie :
[1] GRAMSCI, Antonio. Further selections from the prison notebooks. U of Minnesota Press, 1995.
[2] BAKOUNINE, Michel. L'instruction intégrale. L’égalité, 2005, no 28-31, p. 31.
[3] MARCUSE, Herbert. Eros and civilization: A philosophical inquiry into Freud. Beacon Press, 2015.
[4] FREUD, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. Éditions Payot, 2013.
[5] FOUCAULT, Michel. „Il faut défendre la société”. Cours au Collège de France, 1976. 1997.

[6] THOREAU, Henry David. Civil disobedience. Broadview Press, 2016.

jeudi 27 avril 2017

Macron - Le Pen : Et maintenant, que fait-on ?

Et voilà. C'était prévu, c'était annoncé depuis le début, comme une mécanique bien huilée. On savait que ç'arriverait, et nous y voilà.
Avant tout, et par souci d'honnêteté, je tiens à préciser quel est mon positionnement dans l'affaire qui nous occupe : j'ai voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour, et je compte m'abstenir au second.
Je réagis parce que nous sommes nombreux dans cette situation, et nombreux à se faire accuser de "cautionner la politique du FN". J'entends beaucoup dire que "c'est facile de dire que "l'un ne vaut pas mieux que lautre" quand on est blanc, hétérosexuel, avec une situation stable.". J'entends beaucoup dire que "l'idéologie du FN est mortelle, la politique libérale de ces dernières décennies est seulement "à vomir" ". 

Alors je tiens à expliquer comment, de mon côté, je vois les choses. Je considère, évidemment, que le FN a une idéologie inacceptable. Mais je considère aussi la politique de Macron tout aussi inacceptable et que, de même, il est facile de l'accepter quand on est jeune, en bonne santé, (plus ou moins) diplômé, et Français. Car, et contrairement à ce qu'on entend dire, il me semble que cette politique est également mortelle, que c'est un désastre humain et écologique : c'est l'argent au mépris de la vie, c'est l'exploitation effrénée de la planète, ce sont des gens broyés par la machine sociale au service d'intérêts privés. La seule différence (toujours selon moi), c'est que c'est une violence qu'on a réussi à banaliser, à nous faire admettre comme normale : on a réussi à nous faire accepter l'inacceptable, à légaliser le massacre. Alors, quand on est relativement protégés, comme nous, on ne le sent pas : on ne voit pas les deux agriculteurs qui se suicident par jour, les enfants esclavagisés, les gens jetés à la rue avec leur désespoir, les espèces animales qui s'éteignent, la montée des eaux.
Et je pense que c'est une politique pour laquelle on nous amène à voter, systématiquement, à chaque élection, en brandissant l'épouvantail FN. Je suis révoltée par ce que cette politique, et les discours qui la soutiennent et l'entretiennent, font de nous. Petit à petit, par touches successives - presque indolores. 

Je ne suis pas (et ne serai jamais) pour le FN, mais je ne suis pas davantage (et ne serai jamais) pour continuer cette politique qui est, selon moi, tout aussi violente. En fait, personnellement, je ne parviens pas (et je ne suis pas sûre d'en avoir le droit, d'ailleurs) à hiérarchiser la barbarie.


En ce qui me concerne, je comprends les gens qui votent Macron au second tour par rejet du FN, je comprends les gens qui votent FN par rejet de la politique actuelle, et je comprends les gens qui rejettent les uns et les autres. Il est surtout important d'écouter les arguments, les expériences, les sentiments de chacun. Parce qu'en réalité, quel que soit notre choix pour ce second tour, la vérité, c'est qu'on est indignés, révoltés par ce qui se passe. Alors moi, ce que je me demande, c'est : qu'est-ce qu'on fait, ensemble, pour cesser de s'opposer et prendre part au même combat ?


Je me pose vraiment des questions sur la marche à suivre, maintenant. Je me demande par exemple à partir de quel moment on a le devoir moral de se lever et de renverser le système pour de bon ? Est-ce que la limite est déjà franchie ? Et si non, où se situe-t-elle ?


Je n'ai pas la réponse, en réalité, je pose (et je me pose) juste la question, parce que je trouve la situation trop grave - elle n'est pas nouvelle, d'ailleurs, mais comment cesserons-nous de collaborer ? Comment organisons-nous la résistance ?